Prisonnière

 

On resta allongés pendant quelques minutes, puis je humai l’odeur du sang et relevai la tête. Un filet de sang s’échappait de l’épaule de Clay.

— Oups, fis-je en léchant mes doigts pour l’essuyer. Je me suis un peu laissé emporter. Désolée.

— Je ne m’en plains pas. De toute façon, on dirait que je t’en ai fait autant, ajouta-t-il en effleurant un trou de la taille d’un croc sous ma mâchoire. (Il s’étira en bâillant, et ses mains vinrent se poser sur mes fesses.) Tu n’as fait que compléter la collection.

Je passai mes doigts sur sa poitrine et suivis le tracé des marques à moitié guéries et des plaies depuis longtemps cicatrisées. La plupart provenaient de nos jeux amicaux, comme ces points dus à des morsures trop profondes ou ces fines égratignures laissées par des coups de griffe mal placés. J’en avais, moi aussi, des marques minuscules, qui ne risquaient pas d’attirer l’attention quand je portais un short et un débardeur. J’étais un loup-garou depuis quinze ans, mais j’avais récolté peu de vraies blessures de guerre. Clay en avait davantage. Tout en passant mes mains dessus, je me rappelai l’histoire derrière chacune de ces cicatrices. Je les connaissais toutes ; il n’y en avait pas une que je ne puisse expliquer et retrouver les yeux fermés.

Clay ferma les yeux tandis que mes doigts évoluaient sur sa poitrine. J’en profitai pour le dévisager, car j’avais rarement la possibilité de l’observer sans qu’il le sache. Je ne sais pas pourquoi cela a encore de l’importance. Ça ne devrait pas. Il sait ce que je ressens pour lui. Je vais avoir un enfant avec lui – ça ne peut pas être plus explicite que ça, pas pour moi, en tout cas. Mais, après l’avoir repoussé pendant dix ans en essayant de faire croire que je ne l’aimais pas, que je n’étais plus du tout folle de lui, je reste prudente à certains égards. Peut-être le resterai-je toujours.

Ses cils blonds reposaient sur ses joues. Sa peau commençait déjà à bronzer. De temps en temps, quand il était plongé dans un livre, j’apercevais l’ombre d’une ligne au-dessus de l’arête de son nez, premier signe de la présence d’une future ride. Cela n’avait rien d’étonnant, à quarante-deux ans. Les loups-garous vieillissent lentement, et Clay paraissait dix ans de moins. Mais cette ride me rappelait que nous prenions de l’âge. J’avais fêté mes trente-cinq ans l’année précédente, à peu près au moment où j’avais fini par décider qu’il avait raison et que je – que nous étions prêts pour avoir un enfant. Ces deux événements n’étaient pas sans rapport, j’en suis convaincue.

Mon estomac gronda.

Les yeux toujours fermés, Clay passa la main dessus en souriant.

— Tu as déjà faim ?

— Je mange pour deux, tu te rappelles ?

Il pouffa de rire tandis que mon ventre protestait de nouveau.

— Voilà ce qui se passe quand tu me poursuis plutôt que de donner la chasse à une créature plus comestible.

— Je m’en souviendrai, la prochaine fois.

Il ouvrit un œil.

— Après mûre réflexion, oublie ça. Poursuis-moi, et je te nourrirai après coup. Tout ce que tu voudras.

— De la glace.

— On en a ? demanda-t-il en riant.

— La Crémerie a ouvert la semaine dernière. Deux banana split pour le prix d’un pendant un mois.

— Un pour toi et un pour…

Je grognai, ce qui le fit sourire.

— D’accord, deux pour toi, deux pour moi.

Il se releva à son tour et regarda autour de lui.

— Nos fringues sont au sud-ouest, lui dis-je, près de l’étang.

— Tu en es sûre ?

— Espérons-le.

Je sortis de la forêt et m’avançai dans le jardin. Tandis que les nuages défilaient au-dessus de nous, des rayons de soleil passèrent sur la maison. Les boiseries fraîchement repeintes en vert foncé se mirent à briller. Elles étaient de la même couleur que le lierre qui s’efforçait de continuer à pousser sur les murs en pierre.

Le jardin prenait lentement la même couleur. Entre les conifères et les buissons poussaient quelques massifs de tulipes, dont la présence était due à une frénésie de jardinage qui s’était emparée de moi, un automne, quelques années plus tôt. Les fleurs s’arrêtaient au bord du mur de la terrasse. Je n’étais pas allée plus loin, car je m’étais laissé distraire par autre chose et j’avais laissé le sac de bulbes pourrir sous la pluie. C’était typique de notre façon de jardiner : de temps en temps, on achetait une plante ou deux et on allait peut-être même jusqu’à les planter dans le sol. Mais, la plupart du temps, on se contentait de ne pas intervenir et de laisser faire la nature.

Cette nonchalance seyait à la maison et au jardin légèrement envahi par la végétation qui donnait sur les champs et les bois. C’était un véritable sanctuaire sauvage, où l’air embaumait le feu de joie de la veille, l’herbe printanière et le lointain fumier. Le silence n’était brisé que par le pépiement des oiseaux, le chant des cigales… et le bruit sec des coups de feu.

À la détonation suivante, je pressai mes mains sur mes oreilles et fis la grimace. Clay me fit signe de revenir sur nos pas, le long des bois, avant de faire le tour et d’arriver de l’autre côté. En arrivant le long de la remise, j’aperçus quelqu’un sur la terrasse. Il était grand, mince et brun. Sa chevelure bouclée, qui s’arrêtait au-dessus du col de sa chemise, subissait des coupes sporadiques, comme la pelouse. Le dos tourné, il leva le pistolet par-dessus le rebord du muret et le pointa sur sa cible. Clay sourit, me tendit ses chaussures et s’élança à petites foulées silencieuses pour contourner la terrasse.

Je continuai à marcher, mais plus lentement. Le temps que j’arrive près du muret, Clay sautait déjà par-dessus. Il croisa mon regard et posa son index sur ses lèvres. Comme si j’avais besoin de cet avertissement ! Il se faufila derrière le tireur, s’arrêta pour s’assurer qu’on ne l’avait pas entendu, puis il s’accroupit et bondit.

Jeremy fit un pas de côté sans même se retourner. Clay heurta le muret et glapit.

— Bien fait pour toi, déclara Jeremy en secouant la tête. Tu as de la chance que je ne t’aie pas tiré dessus.

Clay se releva d’un bond et s’épousseta en souriant.

— Vivre dangereusement, tel est mon slogan.

— Ce sera aussi ton épitaphe.

Jeremy Danvers était l’Alpha de la Meute et le propriétaire de Stonehaven, l’endroit où lui, Clay et moi vivions et où nous passerions certainement le reste de notre vie. C’était en partie dû au fait que Clay, en tant que garde du corps de Jeremy, devait rester près de lui. Mais, surtout, c’était parce que jamais Clay n’envisagerait de partir de là.

Il n’avait pas plus de cinq ou six ans lorsqu’il avait été mordu. À l’âge où les autres gamins entraient à l’école primaire, lui avait survécu en tant qu’enfant loup-garou dans le bayou de Louisiane. Jeremy l’avait sauvé et ramené à Stonehaven pour l’élever, et Clay voulait y rester.

Mais, désormais, c’était ma maison à moi aussi, depuis le jour où Clay m’avait mordue. Ce n’est pas un sacrifice. Je suis heureuse ici, avec ma famille. En plus, sans Jeremy comme médiateur, Clay et moi nous serions entre-tués bien des années plus tôt.

Jeremy regarda Clay revenir vers moi en bondissant. Puis il jeta un coup d’œil dans ma direction, et je vis le soulagement briller dans ses yeux. Si Clay était de si bonne humeur, ma Mutation avait dû bien se passer. Je savais qu’ils s’étaient fait du souci tous les deux, même s’ils avaient essayé de ne pas le montrer – j’étais déjà suffisamment paniquée comme ça. De toute façon, l’autre choix, à savoir ne pas muter, aurait été encore plus dangereux.

Je tendis à Clay ses chaussures. Le regard de Jeremy descendit jusqu’aux pieds nus de mon amant. Jeremy soupira.

— Je retrouverai mes chaussettes la prochaine fois, promit Clay. Regarde, Elena a trouvé son haut.

Je brandis un pull que j’avais « égaré » dans les bois, quelques mois plus tôt. Jeremy fronça le nez lorsque l’odeur parvint à ses narines.

— Jette-le, dit-il.

— Il sent un peu mauvais, admis-je. Mais je suis sûre qu’après un bon lavage, avec un peu d’eau de Javel…

— À la poubelle. Celle de dehors. S’il te plaît.

— On va prendre une glace en ville, annonça Clay. Tu veux venir ?

Jeremy secoua la tête.

— Vous deux, allez-y. Vous n’aurez qu’à prendre des steaks chez le boucher. Je me suis dit qu’on pourrait profiter du beau temps pour faire un barbecue. C’est peut-être encore un peu tôt pour la saison mais, puisque vous semblez pleins d’énergie, je réussirai peut-être à vous convaincre de sortir le salon de jardin. Comme ça, on mangera dehors, ce soir.

— On n’a qu’à s’en occuper maintenant, dis-je en me dirigeant vers la remise. Ça va m’ouvrir l’appétit pour ces banana split.

Clay me prit par le bras.

— Tu ne dois rien soulever, tu te rappelles ?

J’étais à peu près sûre qu’on ne pouvait pas mettre en danger un fœtus de la taille d’un petit pois en soulevant une chaise de jardin, surtout qu’avec ma force de loup-garou, cela revenait pour moi à soulever une assiette. Mais, quand j’interrogeai Jeremy du regard, il préféra s’occuper de décharger ses revolvers.

Depuis que j’avais décidé d’avoir un bébé, Jeremy avait lu à peu près tous les livres jamais écrits sur la grossesse. Seulement, peu importait le nombre de ses lectures, il ne pouvait pas être sûr que cela s’applique à moi. Les femelles loups-garous étaient très rares. Que l’une d’entre elles mette un enfant au monde, même de père humain, appartenait au domaine de la légende. Alors, deux loups-garous décidant de se reproduire ? Ça n’était jamais arrivé. Ou, du moins, on n’en avait pas la trace, et il n’existait évidemment pas de guide de la maternité pour nous.

Nous étions donc prudents – certains plus que d’autres. Non pas que je désapprouvais. Enfin… pas vraiment. Après tout, cela ne durerait que neuf mois. Je pouvais supporter le fait de ne pas soulever de chaise de jardin pendant quelque temps. C’était le « ne rien faire du tout » qui commençait à me rendre folle.

J’aurais pu leur rappeler que je venais juste de me transformer en louve. Porter une chaise ne pouvait pas être plus éprouvant, pas vrai ? Mais je savais ce qu’ils répondraient : la Mutation était un stress nécessaire, raison de plus pour que je réduise toute autre activité physique, pour compenser. Si je leur rappelais ce que je venais juste de faire, Jeremy annulerait probablement notre virée en ville pour la remplacer par un après-midi de repos au lit.

— Tu n’as qu’à prendre les lanternes, finit par proposer Clay. Mais, c’est moi qui les descendrai de l’étagère.

— Tu es sûr ? Ce sont des lampes à pétrole, tu sais, rétorquai-je. Je pourrais prendre feu.

Clay hésita. Je ravalai un grondement, mais pas avant que les premières notes m’aient échappé.

— Je pensais au pétrole, expliqua-t-il. Est-ce que c’est bon pour toi de respirer ce truc-là ?

— Hmmm, tu marques un point. Et l’air, alors ? J’ai senti une odeur de fumier, tout à l’heure. Dieu sait quel genre de drogues ils refilent aux vaches ces temps-ci !

— Je disais juste…

— Clay, prends les chaises – et les lanternes. Elena, il faut que je te parle.

Tandis que Clay s’éloignait, je m’armai de courage en vue du « sermon » qui m’attendait. Bon, d’accord, Jeremy ne donne pas vraiment dans le sermon – il faut prononcer plus de quelques phrases pour que ça en soit un. Dans le cas présent, je connaissais déjà ces quelques phrases par cœur. Il reconnaîtrait que Clay était surprotecteur, tout comme lui, mais ils savaient à quel point cette grossesse était importante pour moi et ils voulaient juste s’assurer que tout irait bien. Encore huit mois de patience. Trente-quatre semaines. Deux cent trente-huit jours…

— Tu as pris tes nouvelles vitamines ?

Je lui lançai un regard interrogateur. Il leva un doigt, puis regarda ostensiblement en direction de Clay. Il me demandait d’entrer dans le jeu.

— Oui, j’ai pris les nouvelles vitamines et, non, elles ne m’ont pas soulevé l’estomac comme ta dernière mixture. En revanche, si tu pouvais, la prochaine fois, y ajouter une saveur cerise ? Et peut-être modeler les comprimés en forme de petits animaux ? Des lapins, ça serait cool. J’aime bien les lapins.

Un rire étouffé flotta jusqu’à nous, tandis que Clay accélérait le pas. Jeremy jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour calculer la portée de l’audition d’un loup-garou, puis il expliqua, en baissant la voix :

— Tu as reçu un coup de fil pendant que vous étiez sortis.

Clay s’arrêta.

— C’était Paige.

Les épaules de Clay se raidirent. Il hésita, puis secoua la tête et se remit en route vers la remise.

— Je n’aime pas me faire dorloter, mais ça, ça me plaît, murmurai-je. Il ne ronchonne même pas à cause du coup de fil de Paige. Elle veut que je la rappelle ?

Jeremy ne répondit pas et continua à regarder Clay. Il le laissa s’éloigner encore un peu avant de répondre :

— Non, elle voulait te transmettre un message. Quelqu’un essaie de te joindre. Xavier Reese.

Clay se retourna aussitôt. Jeremy fit la grimace.

— Au moins, tu as essayé, le consolai-je.

— Reese ? (Clay revint vers nous à grandes enjambées.) Le type du centre ?

— C’est le seul Xavier que je connaisse.

— Qu’est-ce qu’il te veut, cet enfoiré ?

J’avais ma petite idée là-dessus.

— Est-ce que Paige a laissé son numéro ?

— Tu ne vas pas l’appeler, pas vrai ? protesta Clay. Après ce qu’il…

— Il m’a sauvé la vie.

— Ah, ouais ? En même temps, sans lui, tu n’aurais pas été en danger. Et je suis certain que tu t’en serais très bien sortie sans son aide. Il a volé à ton secours uniquement pour pouvoir faire pression sur toi le moment… (Il s’interrompit et serra les dents.) J’espère que ce n’est pas pour ça qu’il veut te joindre.

Je pris le message de Jeremy.

— Je le saurai dans quelques minutes.

— Salut, Elena ! (Il devait m’appeler d’un portable, sa voix crachotait au bout de la ligne.) Tu te souviens de moi ?

— Ouais.

Je m’installai sur le canapé et ramenai mes jambes sous moi. Clay s’assit à l’autre bout et ne prit pas la peine de faire semblant de ne pas m’espionner. L’audition très développée des loups-garous lui permettait d’entendre les deux côtés de la conversation. Je m’en fichais. Dans le cas contraire, je ne l’aurais pas laissé entrer dans la pièce.

— Ouais ? répéta Xavier. C’est tout ce que tu as à me dire au bout de trois ans ? On a passé une semaine atroce tous les deux, enfermés dans une prison souterraine où on luttait pour survivre…

— Moi, je luttais pour survivre. Toi, tu encaissais un chèque mensuel.

— Hé ! tu sais, à ma manière, j’étais autant prisonnier que toi.

— Prisonnier de ta cupidité, grognai-je.

— Pris au piège de mes défauts. C’est tragique, vraiment.

— Tu sais ce qui le serait encore plus ? Si tu te téléportais au beau milieu d’un mur et restais prisonnier de tes défauts à cet endroit-là. Ça ne t’est jamais arrivé ?

— Nan, ma maman m’a appris à toujours bien regarder où je vais.

— Dommage.

— Qu’est-ce que je t’ai fait pour… Euh, non, pas la peine de répondre.

Je jetai un coup d’œil à Clay, qui me fit signe de raccrocher.

— Qu’est-ce que tu veux, Xavier ? J’allais sortir prendre une glace.

— Et c’est plus important que de me parler ? Non, attends, pas la peine de répondre à ça non plus. Puisque tu n’as visiblement pas envie de perdre ton temps en amabilités, j’irai droit au but. Tu me dois une faveur.

— Non, c’est toi qui as dit ça, moi, je n’ai rien promis. Si je me souviens bien, tu m’as proposé ce marché en échange de deux conseils à propos du centre. Mais tu t’es barré après ne m’en avoir donné qu’un.

— Le deuxième concernait les chiens. Ils avaient des limiers et des chiens d’attaque.

— Je sais, ils ont bien failli m’égorger. Ils m’ont laissé une belle cicatrice à l’épaule, aussi. Merci pour l’avertissement.

— D’accord, alors disons que tu ne me dois qu’une demi-faveur et que je l’utilise pour te proposer un nouveau marché. Je suis un type plein de ressources, Elena. Je pourrais vraiment t’aider.

— Ben voyons. Vas-y, dis-moi qui te poursuit.

— Personne. Laisse-moi finir. J’ai commencé à y penser l’année dernière, je me suis dit que je devrais reprendre contact avec toi.

— C’est ça. Qui te poursuivait à l’époque ?

— Une Cabale, mais ce n’est pas l’objet de mon appel.

— Je ne suis pas un garde du corps, Xavier.

— Ce n’est pas ce que j’avais à l’esprit. Mon offre n’implique pas la moindre violence. Elle fait appel à un autre de tes… dons spécifiques. En échange, je peux t’indiquer où trouver le cabot que vous recherchez.

Je jetai un nouveau coup d’œil à Clay.

— Quel cabot… ?

— David Hargrave. Il a tué trois femmes dans le Tennessee. Ta Meute le recherche depuis près de cinq mois.

— Qui t’a parlé…

— J’ai des contacts, Elena. Je suis un véritable Rolodex des contacts surnaturels. L’important, c’est que je sais où se cache Hargrave. Alors, je me suis dit que, si je te donnais cette information, tu accepterais peut-être de me rendre un petit service en échange.

— Donc, je te rends ce « petit service », tu me donnes une adresse, je me pointe et je m’aperçois que Hargrave a mis les voiles depuis une semaine…

— Non. Si tu acceptes le marché, je te dirai où trouver Hargrave tout de suite. Non seulement ça, mais j’attendrai que tu lui mettes la main dessus, et après, tu me rendras service. Je n’entube pas quelqu’un qui peut m’arracher le foie à mains nues.

— Qu’est-ce que tu y gagnes ? Qu’est-ce que tu veux en échange ?

— C’est… compliqué. Viens demain à Buffalo et je t’expliquerai.

— Buffalo ? Non, c’est trop loin. Retrouve-moi à mi-chemin, à Rochester.

— Buffalo est à mi-chemin. Je suis à Toronto. Ta ville natale, si je me souviens bien des dossiers du centre. Hé ! tu peux peut-être me recommander un bon restaurant jap…

— Qu’est-ce que tu fabriques à Toronto ?

— C’est là que, euh, tu pourrais me rendre ce service. Ça devrait te faciliter les choses, pas vrai, d’opérer en territoire connu ? Quoi qu’il en soit, je suis ici pour tout mettre au point, alors je propose de te rencontrer à mi-chemin, à Buffalo, demain. J’ai déjà trouvé l’endroit. Sympa, en public. De jour. Tu n’as absolument rien à craindre… donc, pas la peine d’amener ton petit copain.

— Ouais.

— J’aime bien mon corps. Je ne tiens pas à le voir réduit en pièces détachées.

Je levai les yeux au ciel. Clay articula quelque chose en silence, mais je le fis taire d’un geste et notai l’heure et le lieu du rendez-vous avec Xavier.

— C’est Buffalo, pas la bande de Gaza ! protestai-je lorsqu’on retourna dans le bureau avec Jeremy.

Je m’affalai sur le canapé. Clay essaya de s’asseoir à côté de moi, mais j’allongeai les jambes pour l’en empêcher. Il fit mine de vouloir les déplacer violemment, puis il s’arrêta en se rappelant mon « état ». Boudeur, il traversa le bureau pour aller s’asseoir sur le rebord de la cheminée.

— J’ai besoin de sortir de cette maison, insistai-je.

— Tu es sortie hier, rétorqua Clay.

— Pour aller à l’épicerie. La semaine dernière, tu m’as autorisée à aller jusqu’à Syracuse voir un film. La meilleure chose qui me soit arrivée ce mois-ci, avec dîner après la séance et tout le toutim. Oh ! non, attends ! Je n’ai pas eu droit au dîner parce que tu t’es dit qu’il commençait à se faire tard pour moi. On a fini par acheter des sandwichs qu’on a mangés en rentrant à la prison… pardon, à la maison.

— Très bien, tu veux sortir ? On n’a qu’à faire un petit tour à New York la semaine prochaine et rendre visite à Nick. Tu ne vas pas aller traîner à Buffalo…

— « Traîner » ?

Il me couva d’un regard noir, que je lui rendis, avant de jeter un coup d’œil à Jeremy, qui se contenta de s’enfoncer dans son fauteuil. De toute façon, ça ne servait à rien de faire appel à lui. Je savais de quel côté il était. Gardien de prison numéro deux.

Je pris une profonde inspiration. Il n’existait qu’une façon de convaincre Jeremy : éviter de piquer une crise et présenter une argumentation logique.

— Tu ne veux pas que les cabots apprennent que je suis enceinte, commençai-je. Et je suis d’accord. Mais Xavier est un semi-démon. Il ne peut pas sentir que je suis enceinte et, sauf si je porte une chemise ajustée, il ne le devinera pas en me voyant. Je ne vais sûrement pas le lui annoncer. Tout ce que je veux de lui, c’est David Hargrave. (Je marquai une pause et regardai Jeremy droit dans les yeux.) Nous voulons mettre la main sur Hargrave, pas vrai ? Il a tué trois femmes…

— Inutile de me rappeler les crimes de Hargrave. (Tu ne me feras pas culpabiliser, ajoutèrent ses yeux.) Je compte bien honorer ce rendez-vous avec Reese. Clay ou moi, nous…

— Absolument. En dépit des espoirs de Xavier, je n’ai pas l’intention de me rendre là-bas toute seule. Appelle Nick, Antonio, ou même Karl, si tu arrives à le localiser. Je prendrai toutes les précautions que tu voudras.

— Clay peut se débrouiller tout seul, avec Nick en renfort, au cas où.

— Clay ? Oh, tu veux parler du type que Xavier m’a expressément demandé de ne pas amener ?

— Qu’est-ce qui ne lui plaît pas chez moi ? demanda Clay.

— Tu lui fais peur.

— Il ne m’a jamais vu.

— D’accord, laisse-moi reformuler ça. Ta réputation lui fait peur. Mais je suis certaine que, lorsqu’il t’aura rencontré, il verra que toutes ces vilaines rumeurs sont complètement infondées.

— J’enverrai Antonio, intervint Jeremy avant que Clay ait pu répondre.

— Si tu envoies quelqu’un d’autre, ou même si tu y vas toi-même, Xavier mettra les voiles en un clin d’œil. Je suis le seul membre de la Meute qu’il connaisse, alors je suis la seule à qui il acceptera de parler.

— C’est trop dangereux, décréta Clay en croisant les bras et en s’adossant au manteau de la cheminée, comme si la discussion était close.

— Dangereux ? Tu te rappelles quel est le pouvoir de Xavier ? La téléportation ! Sur une distance limitée, en plus. Ce type peut bouger sur une distance de trois mètres. Que pourrait-il bien me faire, au pire ? Me tirer les cheveux, dire « na-na-na-na-nère » et se tirer avant que je puisse le taper.

Il me suffit de regarder Jeremy pour comprendre que je perdais rapidement mes arguments « calmes et logiques ». Lorsqu’il ouvrit la bouche, je lui coupai la parole.

— Oui, après ma première rencontre avec Xavier, j’ai fini en rat de laboratoire pour scientifiques fous et en jouet sexuel pour industriel sadique. Je pourrais mettre en avant le fait qu’il lui a fallu deux tentatives et une bonne dose de stupidité de ma part pour réussir à m’attraper, mais, je te l’accorde, il faut se méfier.

— Oh, tu crois ? marmonna Clay.

— J’ai admis avoir été stupide, répliquai-je d’un ton agacé. Ne pousse pas trop le bouchon. Oui, il est possible que Xavier ait déniché une personne prête à payer une grosse somme pour une femelle loup-garou et qu’il lui ait dit : « Hé ! ça tombe bien, je peux vous en procurer une ! » Mais j’en doute. Il a retenu la leçon. Il sait que, s’il tente un coup pareil, il ferait mieux de dépenser cet argent très vite, parce qu’il finira en tout petits morceaux lorsque je m’échapperai ou lorsque Clay lui mettra la main dessus. Mais ne rejetons pas complètement cette possibilité. C’est pour ça que je ne propose même pas d’y aller seule. Cette entrevue se déroulera dans un parc, que nous explorerons au préalable. Jeremy, tu peux amener toute la Meute en renfort si ça te chante. J’emmène Clay, également, que cela plaise ou non à Xavier. Mais je tiens à attraper David Hargrave. Si ce rendez-vous nous le permet, je dis que ça vaut la peine de courir le risque.

Clay ouvrit la bouche pour protester.

— Laisse-moi formuler encore une fois, continuai-je. Je tiens à ce que vous, vous attrapiez David Hargrave. Je n’ai pas du tout l’intention de jouer un rôle dans sa capture. Pour les huit prochains mois, je passe mon tour à la chasse aux cabots. Non seulement je l’accepte, mais je suis d’accord avec vous, de tout cœur. Même si je m’ennuie à mourir, je ne prendrai aucun risque de ce côté-là. En revanche, parler à Xavier me paraît être un risque tout à fait minime au regard de ce que ça peut nous rapporter.

Clay et Jeremy se regardèrent, et je sus que j’avais gagné… cette fois.

Rupture
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